Escale en soi

Je me sens en escale. Une escale un peu trop longue. Et en même temps, de celle trop juste pour sortir. De celle mi tempo qui ne te laisse pas le temps de visiter la ville dans laquelle tu fais escale mais te fais rester un peu trop longtemps à errer dans les boutiques de l’aéroport. Une escale chiante en somme. Un entre-deux relou. Mi-figue mi-raisin. Partir d’un côté ou de l’autre ? Attendre ou partir ? Prendre le temps ou se dépêcher ?

Je me sens en escale. Et pourtant je ne le suis pas. D’ailleurs comment pourrais-je l’être quand je n’ai pas pris d’avion, même pas un train. Même pas mes jambes. Je suis en escale dans ma tête. L’avion, lui, a bien été en escale, ses passagers aussi j’imagine. Ont-ils eu le temps de sortir de l’aéroport ? Je n’étais pas là pour le constater. J’aurai dû en être mais je suis là, dans mon canapé, à regarder la définition du mot escale sur Google.

  1. Lieu d’arrêt ou de relâche et de ravitaillement (pour un navire, un avion).
  2. Faire escale : s’arrêter pour se ravitailler, pour embarquer ou débarquer des passagers, du fret.

A bien y réfléchir, là, dans mon canapé bleu Air France, à regarder les nuages comme on regarde au travers d’un hublot, je suis bien en escale. Je suis en arrêt. En relâche. Même si pour dire vrai je dirais plutôt « affaler », « avachie », « engloutie par le croque-canapé » mais « en relâche » me convient. Je me ravitaille le corps, comme ces marins au long cours se ravitaillent en carburant, en vivres et en matériels. J’en suis un peu là. Bon de manière très imagée mais j’en suis là : pause ravitaillement obligée pour pouvoir continuer d’avancer.

Alors je fais escale en moi. Comme le personnage de la nouvelle que j’ai écrite il y a quelques mois. Faire escale en soi ? Etrange. C’est-à-dire que je n’enchaîne pas les vols, les trains, les projets, les boulots, les actions, les, les, les, les. Voilà j’arrête les virgules pour mettre des points. J’arrête – sans l’avoir vraiment décidé – d’enchaîner sans respiration. Un point-virgule permet cela justement (pourquoi je n’en mets jamais ?). J’enchaîne sans pause les événements, pensant toujours, dans un optimisme débordant, que « ça va le faire ». Evidemment la réalité est toute autre et non ça ne peut pas le faire. Le corps porte, supporte, transporte, jusqu’à attendre le ravitaillement qui ne vient jamais. Alors il coupe les machines. Il te lâche là, même pas sur le quai, même pas à un endroit qui pourrait t’arranger, te rapprocher, avec lequel tu pourrais composer. Il ouvre la portière et t’éjectes du siège. Il t’abandonne là pour que tu comprennes. Et toi tu rames. Comme un auto-stopper à un rond-point.

Voilà je suis en escale. Pas à Amsterdam comme cela était prévu. Je suis en escale en moi. Je me ravitaille jusqu’à ce que ça aille.


Et en exclu les premières lignes de ma nouvelle « Escale en soi », écrite pour le concours de nouvelles de Lorient « Le Cercle de la mer »

« Il descendait sur cette plage comme on descend en soi, avec la peur de ce qu’il allait y trouver, ce qu’il allait en faire et comment il allait s’en relever. Depuis la disparition de sa femme, il s’était donné comme mission de dépolluer cette plage des souvenirs des autres. C’était son lieu de recueil, là où elle venait déposer son âme, peindre et respirer à pleines gorgées. Las d’y faire escale chaque week-end pour répondre à la mission qu’il s’était donnée, il avait fini par s’installer dans le camping d’en face. Balayer. Biper. Ramasser. Détruire. Il arpentait chaque miette de cette plage bretonne, en quête de trésors dans leur dernier voyage, autant de souvenirs enterrés dans le sablier du temps. Retourner les grains, les faire chanter : on l’appelait le nouveau chercheur d’or. Les histoires des autres et leurs souvenirs oubliés n’y avaient pas leur place. Sa femme en était l’unique gardienne et cette plage était devenue sa nouvelle obsession. Quand d’autres y ramassaient plastiques et mégots de cigarettes pour protéger la planète, lui la désencombrait pour protéger le souvenir de sa femme, qu’il voulait intact. Monnaie d’une autre époque, trousseaux de clés sans serrures, gourmettes de syllabes, plombs en tonnes, ce bric-à-brac de brocante n’avait aucune valeur pour lui, si ce n’est qu’il le rapprochait un peu plus de sa bien-aimée. Balayer. Biper. Ramasser. Détruire. Personne ne connaissait son nom dans le coin mais ses habitudes en disaient déjà suffisamment sur lui. Du genre à sortir quand les lampadaires se font border. Frontale déglinguée, jean délavé par les marées, il aimait faire bande à part. Cette nuit-là, comme à son habitude, il alla désencombrer les lieux à l’abri des regards. »

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